En 2011, la Commission publiait son livre vert sur la faisabilité des eurobonds.
Décryptage:
1. Un outil adapté à une Europe fédérale fictive
Comme la Commission le souligne elle-même, « l’émission commune a généralement été considérée comme une possibilité à long terme »
- dans un contexte où les pratiques budgétaires et fiscales auraient fortement convergées
- ou bien si une forme de fédéralisme budgétaire venait à être instituée.
Alors, en effet, un grand marché unifié de la dette souveraine, mutualisant le financement des États de la fédération, pourrait avoir quelques effets économiques bénéfiques vantés par la Commission.
On demande aujourd’hui à la Commission comment un outil technique adapté à une Europe fédérale fictive pourrait aider au règlement de la crise bien réelle de la zone euro.
La réponse à cette question est évidente : l’outil baptisé « obligations de stabilité » (OS) n’est d’aucun secours dans la crise, car il n’est pas fait pour ça. Réponse tellement évidente que la vraie raison de ce projet d’euro-émissions est ailleurs :
Il ne s’agit pas de combattre la crise, mais de l’instrumentaliser pour justifier un cadre commun contraignant toujours plus les États à converger vers une même politique de rigueur.
2. Les « Obligations de stabilité » (OS) maintiennent la dépendance du financement public à l’égard des marchés financiers ; dépendance inutile et nuisible.
La dépendance à l’égard des marchés financiers n’a jamais empêché un pays d’accumuler une dette excessive, elle rend seulement toute issue impossible quand éclate l’inéluctable crise de spéculation contre les pays les plus endettés.
Tant qu’un pays ne s’approche pas trop du risque de défaut, la prétendue « discipline budgétaire » imposée par le marché est manifestement désactivée ; elle ne devient opérante, via une hausse insoutenable des taux, que lorsqu’il est devenu presque impossible d’éviter le défaut.
Une fois atteint ce point critique, la punition disciplinaire infligée par le marché approfondit le surendettement et la crise qu’elle était censé prévenir ! On n’a donc nul besoin des marchés pour assurer une gestion avisée et prudente des finances publiques. Pour cela, il nous faut plutôt une démocratie effective où le contrôle exercé par les citoyens et leurs représentants assure que la politique budgétaire et fiscale est conduite dans l’intérêt commun et se trouve adaptée aux circonstances.
Un pays n’a pas davantage besoin de recourir au marché international des capitaux pour financer ses biens publics.
• La dette publique doit être financée en combinant :
1°) le concours direct de la Banque centrale à taux zéro ;
2°) la souscription obligatoire des institutions financières résidentes ;
3°) la souscription libre des épargnants résidents, sur un marché financier protégé par le contrôle des mouvements de capitaux et l’interdiction des instruments de spéculation.
3. Le débat sur les OS est une diversion qui occulte le débat sur les vraies sources de la crise et sur l’urgence d’une politique radicalement différente.
En ancrant l’idée selon laquelle le problème essentiel serait de trouver une autre façon d’emprunter sur des marchés financiers libres, le débat sur les OS sert à occulter le fait que le vrai problème consiste précisément dans le recours à ces marchés et dans la déréglementation de ces derniers.
• La crise actuelle vient :
1°) de l’inégale distribution du revenu national au détriment de la masse des salariés et au profit du capital ;
2°) des bulles spéculatives récurrentes engendrées par la déréglementation financière ;
3°) de la récession économique provoquée par la crise de la finance privée ;
4°) de la concurrence fiscale en vue d’attirer ou de retenir les capitaux qui se traduit par une hémorragie des recettes fiscales.
Si l’on tient compte de ce que les causes 1°) et 4°) ci-dessus procèdent largement du pouvoir de chantage donné aux détenteurs des capitaux par la déréglementation des marchés financiers, il s’ensuit que le financement privé ou public de l’économie sur un marché libre et ouvert est précisément le défaut systémique majeur qui nourrit la crise de la zone euro.
Une gestion durable des finances publique, à l’abri d’un nouveau séisme financier, suppose donc l’abolition du pouvoir de nuisance des marchés financiers libres, et non l’invention d’une quelconque technique alternative pour emprunter sur ces marchés.
Quand bien même la totalité des dettes souveraines de la zone euro seraient dès à présent émises sous la forme d’OS, l’Europe reste à la merci d’une nouvelle récession provoquée par une nouvelle crise financière systémique. Récession qui creuserait à nouveau les déficits publics, dans des États qui ont déjà épuisés toutes leurs marges de manœuvre, tant qu’ils restent prisonniers d’un système qui les rend dépendants d’un financement aux conditions du marché.
Par ailleurs, certains États européens sont d’ores et déjà dans une situation catastrophique qui ne peut être résolue ni par l’émission de nouvelles dettes, ni par les politiques de rigueur insensées qui ne font qu’aggraver la récession et l’effondrement des recettes publiques.
• La sortie de crise suppose aujourd’hui et dans l’urgence
- l’annulation d’une fraction importante des dettes souveraines
- le rachat et l’effacement d’une autre partie par la banque centrale européenne
- et, enfin, une politique européenne coordonnée de relance de l’activité et de l’emploi
(même s’il faut tolérer momentanément un plus haut niveau de déficit courant).
4. La mise en œuvre des OS à garantie conjointe suppose une gestion quasi-dictatoriale des finances publiques.
Le livre vert a le mérite de souligner le dilemme insurmontable posé par les OS. Le seul but louable de ce mécanisme est d’alléger le niveau des taux payés par les pays les plus endettés, en mutualisant les émissions de dettes et le risque de défaut de l’un ou l’autre pays de la zone euro.
Ce but ne peut néanmoins être véritablement atteint que dans le cas où l’émission commune bénéficie d’une garantie conjointe des dettes par l’ensemble des pays de la zone euro. Mais, dans ce cas s’installe un aléa moral inacceptable pour les pays les moins endettés qui s’exposent à assumer le défaut d’un pays surendetté et libéré de toute pression des marchés financiers.
Les OS ne sont donc acceptables par tous et crédibles aux yeux des investisseurs que dans le cas où l’ancienne « discipline budgétaire » censément imposée par les marchés, est désormais imposée par une autorité européenne qui conditionne l’allocation des fonds collectés sur les marchés, au strict respect d’une feuille de route contraignante pour la gestion des finances publiques nationales. Il s’agit bien ici d’une « ingérence » européenne dans un domaine qui relève de la souveraineté nationale. Cela est concevable techniquement au prix d’une révision substantielle des traités européens, mais c’est inconcevable politiquement s’il doit subsister quelques lambeaux de démocratie dans les pays européens.
Le seul cadre acceptable et praticable pour une émission conjointe de dette publique et pour une politique budgétaire commune, est celui d’un État fédéral démocratique. Des gouvernements qui accepteraient une révision des traités pour simplement autoriser le transfert de la gestion de la dette, et donc de la politique budgétaire, vers une autorité européenne, transformerait l’UE en quasi-dictature fédérale, fonctionnant comme un État fédéral, mais sans l’ensemble des conditions culturelles et institutionnelles qui rendent ce mode de gestion acceptable dans une démocratie fédérale. Il est évident que cette voie n’est pas aujourd’hui praticable. Tout ce débat purement théorique et formel ne peut donc avoir d’autre fin que de démontrer la nécessité d’un processus préalable de convergence des politiques budgétaires autour du dogme de l’équilibre.
5. Le vrai projet qui se dessine : une convergence vers la rigueur budgétaire « semblable à celle du traité de Maastricht ».
À défaut de pouvoir instituer d’emblée un véritable fédéralisme budgétaire, la Commission semble pencher pour un processus progressif combinant deux autres approches.
Dans un premier temps (approche n°3), une partie seulement des émissions nationales serait remplacée par des émissions d’OS, mais sans garantie conjointe. Le problème de l’aléa moral serait évacué, puisque chaque État ne serait responsable que de sa part de l’émission conjointe. Les États resteraient sous la surveillance des marchés pour leurs émissions nationales. Ceux qui ont des difficultés à emprunter pourraient bénéficier de leur quota d’OS qui bénéficierait d’un taux réduit par rapport à celui des émissions nationales. Mais, en l’absence de garantie conjointe, ce dernier gain serait évidemment plus limité et, d’autre part, il faudrait en reverser une part pour indemniser les États les mieux notés. De l’aveu même du livre vert, cette approche ne présente en elle-même guère d’intérêt pour combattre la crise de la dette souveraine. Mais elle pourrait ne constituer qu’une première étape favorisant la convergence des pratiques budgétaires.
En contrepartie de l’accès aux émissions d’OS, les pays les plus endettés devraient satisfaire à des critères de convergence vers une discipline budgétaire commune.
Avec le progrès de cette convergence, on pourrait passer à une seconde étape (approche n°2), durant laquelle les émissions d’OS bénéficieraient d’une garantie conjointe et donc aussi d’un taux réduit (grâce à la disparition du risque de défaut pour les investisseurs). L’aléa moral serait alors théoriquement plus élevé. Mais, en pratique les États seraient incités à modérer leur endettement : ils n’auraient accès aux OS que pour une fraction de leur dette (par exemple celle qui est inférieure à 60% du PIB) et ils devraient procéder à des émissions nationales sensiblement plus coûteuses pour le reste.
Cette étape devrait favoriser la poursuite de la convergence vers un niveau relativement faible d’endettement public, éventuellement jusqu’au point où la totalité des émissions de dette souveraine se ferait en OS a garantie conjointes (chaque pays ayant réduit sa dette en-deca du plafond autorisé pour les OS).
Le raisonnement sous-jacent à ce scénario est celui qui a fondé le processus de convergence préalable à la mise en place de la monnaie unique. Il s’agit de s’assurer que tous les pays convergent vers une culture politique commune de faible inflation et de faible endettement public, avant de passer à la gestion commune de la monnaie (ou de la dette). Tel est donc le processus qui se dessine dans les propositions de la Commission et aussi dans le projet de résolution du Parlement européen.
6. Un processus de convergence « semblable à celui du traité de Maastricht » serait aussi inopérant et nuisible que le processus préalable à la mise en œuvre de l’euro.
On peut tirer deux leçons essentielles du processus de convergence préalable à la monnaie unique.
En premier lieu, la rigueur imposée simultanément dans de nombreux pays européens a provoqué une forte montée du chômage.
En second lieu, une fois supporté le coût économique et social pour l’entrée dans l’euro – durant la phase de convergence forcée- la divergence des politiques économiques ressurgit inévitablement, à la fois parce que les États ne sont plus contraints à quoi que ce soit pour rester dans la zone euro (une fois qu’ils ont payé le ticket d’entrée), et parce que les différences structurelles entre les pays membres appellent des politiques différentes.
Il semble clair aujourd’hui que les gouvernements en place ne tiennent que très partiellement compte de ces leçons. Imposer des critères de convergences impératifs vers l’équilibre budgétaire dans un contexte de croissance nulle ou négative et de sous-emploi massif, est une folie économique, mais peut constituer un choix politique pour tous ceux qui veulent démanteler les services publics et les droits sociaux. Par ailleurs, même si les pays européens consentaient et se trouvaient en mesure de supporter la rigueur nécessaire pour atteindre l’ultime étape (celle d’une gestion commune de la dette solidairement garantie par tous), les problèmes spécifiques d’un pays pourrait le conduire à se libérer de la discipline budgétaire commune. C’est là d’ailleurs la seule leçon qu’ont tiré les promoteurs des OS : les critères de convergence ne doivent plus être imposés seulement dans la phase préalable à la gestion commune, mais pour toujours. On ne pourra se fier à la seule « culture commune » de rigueur budgétaire et laisser aux pays membres la liberté de leur politique budgétaire ; celle-ci devra rester en permanence sous la tutelle d’une autorité européenne.
Ajoutons, pour finir, que ce débat est parfaitement surréaliste, quand la Grèce est au bord de la guerre civile. On discute d’un long processus de réforme des modes de gestion de la dette publique, processus qui n’apporte aucune solution à la crise présente qui appelle des mesures d’urgences dont personne ne débat.