Il y a déjà quelque temps que j’alerte sur ce blog à propos du projet de nouveau traité européen en préparation dans les coulisses. J’ai signalé l’annonce d’un projet des « cinq présidents » en exercice dans l’Union, puis les étranges mais concordantes « propositions » de diverses personnalités françaises faisant mine d’avoir l’idée soudaine d’un nouveau traité. J’ai aussi montré ici même comment l’idée de « gouvernement et de parlement de la zone euro » de François Hollande, et celle d’Europe à plusieurs cercles proposée par Fabius il y a plus de dix ans reviennent dans le programme présidentiel du PS fraichement repeintes de neuf… Je vous tiens donc informé de chaque rebondissement sachant que je crois être le seul à le faire, comme ce fut le cas dans le passé lointain pour le TAFTA et autres vieux tours de passe-passe avançant des mois durant sous une protectrice cape d’invisibilité médiatique.
À présent, une étape vient d’être franchie. Juncker a présenté devant le Parlement européen un document de la Commission qu’il préside à propos de l’avenir de l’UE. La méthode est curieuse : le Parlement en a été informé avant les commissaires. Une façon pour eux de se dédouaner ? Et quelques heures avant le discours du président de la Commission européenne, le Livre blanc de la Commission sur l’avenir de l’UE était décrit dans le journal états-unien Politico. Le document n’avait donc rien d’exclusif au moment de sa présentation. Du moins apprenons-nous qu’un média s’y intéresse… Aux États-Unis !
Voyons le contenu. Jean-Claude Juncker propose ses « pistes de réflexions pour l’avenir de l’UE » en 5 options. Elles sont assez différentes pour laisser à l’exécutif européen un rôle pour « cadrer » le débat. On peut dire aussi que c’est aussi une façon de faire pour qu’aucune autre proposition ne trouve de place.
Le premier scénario sobrement intitulé « carrying on » nous enjoint à continuer la construction européenne au rythme actuel, avec les orientations politique actuelles. Il ne propose pas de nouvelles structures d’organisation de la zone euro. Il se contente de prôner la poursuite de l’exécution de l’agenda et des projets actuels. C’est bien naturel. Il serait surprenant que les auteurs de la pièce en cours la trouvent mauvaise. Il est donc normal que l’idée de continuer à jouer les épisodes prévus soit une de leurs hypothèses. Au moins pour la forme. Il s’agit en fait d’un statut quo : continuons comme avant, même si nous allons dans le mur. Mais c’est quand même bien parce que ça ne marche pas qu’on en est à vouloir éventuellement faire autre chose. D’autres scénarios sont donc prévus.
Le second scénario, le plus minimaliste, propose de recentrer l’UE sur « seulement le marché unique ». Mais en faisant cela, il fait peser le risque de devoir détricoter tout le reste des milliers de directives sur tous les sujets pondues par les prolixes bureaucraties Bruxelloises. Et aussi sur des dispositions aussi essentielles de l’UE tel que la libre circulation des personnes. L’auteur ne cache pas ses craintes : ce scénario aurait également des impacts sur la stabilité financière de l’UE et son poids, si relatif soit-il, sur la scène internationale. En fait c’est une proposition en trompe l’œil si l’on en juge par l’outrance des objections que l’auteur se présente à lui-même. En effet dans les conséquences potentielles du choix de ce scénario la Commission cite un grand pèle-mêle qui va de la dégradation de la qualité de l’air en fonction des pays du fait de l’abandon des politiques européenne en matière environnementale et l’échec des futurs accord de libre échange (comme le TAFTA) du fait du blocage de certains États membres. Interdit de rire.
Le troisième scénario « ceux qui veulent en faire plus en font plus » réhabilite les hypothèses d’Europe à deux vitesses, avancée par Merkel et Hollande et divers candidats dans chacun de leurs pays. D’ailleurs, les pays du Benelux se sont eux aussi prononcés en faveur de cette hypothèse. Ce fut donc l’un des sujets de discussion lors du sommet quadripartite à Versailles entre les dirigeants de la France, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne. Avec pour principal résultat d’avoir exaspéré les autres pays et principalement ceux de l’Europe de l’Est qui sont les sortistes en puissance que les Nord-Américains manipulent. Le projet est simple : les pays les plus volontaristes pourront aller de l’avant en décidant de coopérer davantage sur des sujets comme la défense, la sécurité intérieure et le terrorisme, l’harmonisation fiscale. Une liste délicieusement pipée !
C’est à mon sens le projet le plus stupide. Car loin de proposer des collaborations entre les États de l’Union, il cherche au contraire à officialiser une élite de pays européens : les bons élèves de l’austérité face au reste des États membre, souvent aussi les plus pauvres. Les pays candidats à participer à ce peloton de tête étant évidemment tous dans la liste des pays fondateurs de l’UE ou appartenant à la zone euro. Et sur le fond, que propose-t-elle de nouveau quant à la méthode ? Rien de bien neuf. Car l’Europe à plusieurs vitesses existe déjà. L’euro, c’est juste l’Europe à deux vitesses : celle des 19 membres qui ont adopté la monnaie unique et les autres. Idem pour l’Europe de Schengen. La fausse évidence de cette Europe à plusieurs vitesses éclate alors aux yeux de tous. C’est le démembrement de l’Union en deux zones, l’une au centre du monde, la seconde subalterne.
Le 4ème scénario « faire moins mais plus efficacement » recentre les politiques de l’UE sur les grand thèmes : sécurité, migration, défense, économie et diminue à l’inverse le poids de l’UE sur les politiques environnementales, la protection des consommateurs. Cette nouvelle approche est censée répondre aux critiques d’une Union trop bureaucratique et envahissante. La réponse est aussi pauvre que le projet : défendre l’économie ordo-libérale sans aucun scrupule social.
Enfin le scénario le plus ambitieux (le cinquième, « faire plus ensemble ») propose une Europe avec une défense commune. L’harmonisation sociale y est évidemment envisagée. Mais comme le reste de l’Union ne serait pas impliquée, on comprend que le dumping social n’est pas prêt de s’y interrompre. Après quoi on devine que ce scénario propose par exemple de « poursuivre activement » la conclusion d’accord de commerce à l’instar du CETA. Cerise sur le gâteau : ces accords seraient négociés et ratifiés par l’UE au nom des États membres, sans que les États puissent s’y opposer.
Une 6ème option, non évoquée, plane également dans toutes les têtes sans qu’aucun n’ose en parler à voix haute : celle d’une éventuelle désintégration complète du projet européen. Et ce scénario est engagé. Avec le Brexit évidemment. Mais aussi avec ce lamentable sommet de Versailles. Et ainsi de suite.