oct 12 21

J'ai rencontré le président de la République de l’Uruguay, son ministre des affaires étrangères, le ministre de l’éducation nationale, la présidente du « Frente Amplio », quelques hommes et femmes clefs du système « frentéamplista » du présent et du futur. Plus quelques vétérans de plus du combat Tupamaros des années de la dictature. Et aussi des anciens exilés, mes très chers amis du passé, qui, pour au moins un couple, habitaient ma ville en Essonne.

Ces deux-là m’avaient appris à l’époque que le « Frente Amplio » existait sous l’impulsion alors du général de gauche Liber Seregni. Car le Front est très marqué par son époque. Il est né en 1971. Il a quarante ans maintenant. « Pour la première fois à présent tu peux dire que nous sommes devenus une tradition » m’a dit José Bayardi Lozano député et homme d’influence de la nouvelle présidente du Frente Amplio. « Il y a quarante ans 80% des gens naissaient dans une famille du parti Blanco ou du Colorado et maintenant c’est le cas pour nous ». Le Frente inclut de la démocratie chrétienne aux trotskistes. Un autre contexte, une autre époque. Mais l’art de faire vivre ensemble des gens différents intéresse le Front de Gauche.

Donc l’après-midi du mardi on m’avait annoncé que le projet de rencontrer le président Mujica, « Pepe », était annulé. J’étais bien déçu de la chose comme on le devine, quoique ma visite soit dédiée au Frente Amplio. Mais je ne bougeais pas une oreille, sentant d’instinct que des remuements étaient à l’œuvre qui me dépassait. Comme ce que j’ai vécu en Argentine. Le niveau très élevé et si ostensible des rencontres que j’ai eu à Buenos Aires signalent des arbitrages politiques. Mujica, je l’ai déjà rencontré quand il était ministre de l’agriculture. Et sa femme aussi qui est une militante absolument extraordinaire. C’est Lucia. Sénatrice la mieux élue du pays. Et tupamaro elle aussi, avant. Bientôt le rendez-vous annulé était tout simplement reporté à l’après-midi, conjointement à celui que m’avait offert le ministre des affaires étrangères. Hurrah ! J’étais ravi. Aujourd’hui qui rencontre Mujica apprend tellement. C’est un homme un peu fort, âgé de 77 ans, d’un calme olympien éclairé d’un sourire narquois qui fleurit vite dans la conversation. Je crois que Mujica est en dedans de lui, comme on le dirait d’un escargot, ce qui veut dire qu’il ne sort pas à la commande mais seulement quand cela lui paraît opportun. C’est cette liberté-là qui surprend. On dit qu’il est imprévisible dans son contact aux autres mais je n’ai jamais eu l’impression, les deux fois que je l’ai rencontré, et cette fois surtout, qu’il agisse autrement que par précaution avec ses interlocuteurs. Maintenant il est le président de la République. Le jour de son élection, mes amis Raquel Garrido et Alexis Corbière étaient sur place. Une délégation de camarades, de Voto et le Lalo dont j’ai parlé depuis qu’il m’a accompagné à Buenos Aires, aussi étaient allés finir la campagne électorale avec les frentéamplistes. Pepe les avait tous reçus, sans façon. Il est comme ça. Tous les jours. Il vit dans sa ferme aux portes de la cité.

Pepe s’est blessé l’autre fois en aidant un voisin à reclouer des pans de tôles qui s’étaient envolés avec la tempête. Il donne sa paie à  des ONG. Il enchanterait Paul Ariès et ma camarade Corinne Morel Darleux, auxquels je pensais tandis qu’il m’expliquait : « Il ne faut pas perdre sa vie à accumuler. C’est le besoin d’accumuler qui déforme l’intelligence des gens intelligents. Cette civilisation est une tromperie elle fait croire qu’on pourra continuer sans cesse à accumuler et ce n’est pas vrai et elle fait croire que chacun pourra consommer autant qu’il veut et ce n’est pas vrai non plus. Tout ça va sur une limite. Moi je serai mort je ne le verrai pas. Mais toi tu ferais bien de t’en soucier parce que tu vas devoir t’en occuper. » Et ensuite on a parlé de l’Europe. Et de nous les français. Et aussi d’eux dans leur contexte, petit pays voisin de géants. Ici à Montévidéo, comme à Buenos Aires, ils n’arrivent pas à comprendre pourquoi nous faisons tout ce qui n’a pas marché chez eux. Il dit que la décade des politiques d’ajustements en Amérique du sud a été une décade perdue et si cruelle. 37 % de la population avait sombré dans la pauvreté. Pourquoi recommençons-nous ça ? «  Le seul animal qui se laisse frapper deux fois par la même pierre c’est l’homme » soupire-t-il. « Rappelle-toi que c’est l’unité la clef de tout pour la gauche. Sinon c’est la droite tout le temps qui gagne » « Et comment je vais faire ça, Pepe, tu as vu ce que font les sociaux-démocrates en Europe ? » « Oui, je sais. Débrouille-toi. Il faut unir autour de nous sinon ça ne marchera jamais ». Je ne réplique pas. Mais ça me brûle les lèvres : « Oui mais tu viens de dénoncer que le seul animal qui se fait taper deux fois avec la même pierre c’est l’homme, non ? » Je me souviens de Chavez expliquant : « Le peuple a deux joues et chacun lui mettait une gifle à tour de rôle. Une fois la droite, une fois les sociaux-démocrates. Et maintenant il dit : assez de gifles ! »

Mujica dit que l’Europe ne comprend pas son intérêt dans l’Amérique du sud. Et de toute façon, lui sait bien que le ralentissement européen va les atteindre car leurs clients Brésiliens et Chinois vont être ralentis eux aussi à cause de l’Europe. Mais ce qui m’a frappé est sa façon de parler des voisins Brésiliens. Jusque-là on le savait porté à vouloir rompre avec le tropisme européen étouffant de la tradition uruguayenne. On le voyait donc tourné vers ses voisins Argentins et Brésiliens. Avec un grand penchant pour le Brésil. Cette fois-ci il dit que le Brésil va s’envoler. Ça ne lui plaît pas. Il dit que le problème ce serait de remplacer un empire par un autre. Ça ne le refroidit pas par rapport à son voisin. Au contraire. Mieux vaut vivre auprès d’un voisin riche et puissant qui achète, plutôt qu’ailleurs. Mais il dit les choses comme un homme lucide. Les petits pays vivent avec les grands, comment pourrait-il en être autrement ? Mais ils doivent toujours protéger la distance qui leur permet de rester souverains.

Il y a cinq ans déjà, j’avais été si heureux de rencontrer Lucia et Pepe. Et de le voir lui et de l’entendre. Vous allez voir pourquoi. Pepe Mujica est un ancien Tupamaro. De choc. J’ai raconté ça il y a cinq ans et cela doit se retrouver dans mon blog. Pepe a encore trois balles dans le corps sur les dix qu’il a pris. Les militaires l’ont attrapé et mis en prison quatorze ans. En prison c’est une façon de dire. Lui et neuf autres camarades ont été considérés comme des otages à fusiller en cas de représailles. Et maintenant voici le plus dur à entendre. Les militaires ont mis Pepe et les autres chacun dans un puits. Donc ils avaient de l’eau aux genoux, et même au-delà, la moitié du temps chaque fois que le niveau du fleuve, vers la mer, montait. C’est-à-dire la moitié du temps. Pepe a passé la moitié du temps de prison dans l’eau. Au secret, sans visite, sans livre, sans rien jamais à part le puits ou la cellule. Dans ces conditions trois camarades sont devenus fous. Je suppose que Pepe a trouvé le truc pour survivre dans sa tête. Et il ne faut s’étonner de le voir si maître de lui-même et de ses relations aux autres et si avides de petits plaisirs qui sont d’autant plus vifs qu’ils sont simples.


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