Le révélateur de ce qu’est devenu l’Union européenne, c’est ce qui se produit depuis la victoire de Syriza et la formation du gouvernement d’Alexis Tsipras. Le nouveau gouvernement grec peut-il tenir ses engagements conformément au mandat reçu des électeurs ou bien les pays membres de l’Union européenne sont-ils désormais sous « souveraineté limitée » ? On a déjà compris la réponse. Mais il est important de mesurer à chaque étape si notre raisonnement est le bon. Et par-dessus tout d'examiner comment les choses se passent pour en tirer de l’expérience pour le futur. C’est-à-dire pour savoir comment nous y prendre, le moment venu, à la tête du pays.
Côté théorie, le premier à avoir donné une réponse, c’est le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker, quatre jours à peine après la victoire d’Alexis Tsipras. Dans Le Figaro du 29 janvier, Jean-Claude Juncker affirme sans sourciller : « Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens ». C’est l’expression crue et drue de ce que vivent les Français et les Néerlandais depuis les votes bafoués de 2005 contre le traité constitutionnel européen. En fait, la formule de Junker, c’est l’adaptation à l’Union européenne du principe de la « souveraineté limitée », inventé par le soviétique Brejnev en 1968 pour justifier l’écrasement du printemps de Prague.
Côté pratique, aujourd’hui c’est la Banque centrale européenne qui tient le manche du gourdin. Elle peut décider la mise à mort économique d’un État sans qu’aucun responsable élu n’ait à se prononcer. Comment ? En décidant que les banques de cet État ne puissent plus se refinancer auprès d’elle. C’est-à-dire de venir chercher les liquidités dont elles ont besoin pour faire fonctionner la vie quotidienne. La conséquence serait quasi-immédiate. Premièrement, la panique bancaire, les épargnants se ruant sur les guichets pour retirer leurs économies. Deuxièmement, l’effondrement du système bancaire du pays en question sous la pression de ces retraits massifs et de l’impossibilité d’obtenir des liquidités auprès de la BCE pour y faire face. Troisièmement, l’obligation pour le gouvernement du pays de céder aux exigences de la BCE ou de voir toute son économie s’effondrer faute de circulation monétaire et faute de délai pour mettre en circulation une monnaie de remplacement, ce qui équivaudrait de toute façon à une expulsion de fait de la zone euro.
Cette méthode, c’est celle d’un véritable coup d’État financier : la BCE, instance indépendante et non-élue, est en position d’imposer ses vues à un gouvernement issue du suffrage universel. C’est ce qui a déjà fait contre l’Irlande en 2010 et contre Chypre en mars 2013. Le Parlement chypriote avait refusé d’adopter le plan d’austérité et de restructuration des banques du pays en échange de l’aide de l’Union européenne. Un refus sans nuance : il ne s’était pas trouvé une voix favorable au plan européen lors du vote solennel. La BCE a menacé de couper l’accès aux liquidités s’il n’obtempérait pas. Et le Parlement a fini par céder devant la menace.
C’est la même démarche qu’a entamée la BCE contre le gouvernement d’Alexis Tsipras. Il s’agit d’un chantage aux effets progressifs. Cette démarche est faite de seuils destinés à faire monter la pression, jusqu’à l’ultimatum final. La Banque centrale européenne a décidé de serrer une première fois le nœud autour du cou de la Grèce le mercredi 4 février. Elle l’a fait avant que les discussions aient commencé entre la Grèce et les autres pays de la zone euro. Sa seule justification pour agir aussi violemment fut sa « présomption » que le désaccord persisterait ! On ne pouvait énoncer plus clairement le caractère politique menaçant de cette décision.
Qu’a fait la BCE ? Je vais le décrire de façon assez détaillée pour que chacun puisse bien comprendre le mécanisme qui est présenté souvent d’une manière opaque ou dans un vocabulaire spécialisé assez impénétrable. Elle a décidé de couper l’accès des banques grecques à l’un des deux principaux canaux grâce auxquels elles accèdent aux liquidités que leurs clients leur réclament. Le résultat sur le terrain, dans la vie ordinaire ? L’usager/client d’une banque va chercher de l’argent liquide au guichet ou à la tirette. La banque est dans l’obligation de fournir la somme demandée si elle correspond aux avoir du client ou au découvert autorisé. D’où la banque tire-t-elle ces sommes ? De ses réserves, qu’il vaut mieux peu abondantes car la fonction essentielle de la banque est de faire circuler la monnaie, pas de la bloquer pour en faire des tas ! C’est donc la banque centrale, seule à avoir le pouvoir de fabriquer de la monnaie qui les lui remet. Mais elle ne le fait qu’en échange de dépôts de toute nature garantissant la somme qu’elle lui avance en liquide. Au cas précis, dans ce type de programme, le dépôt accepté était fait de titres de la dette de l’État grec que les banques privées grecques possèdent. Le 4 février, la BCE a décidé d'arrêter d'accepter les « obligations » d'État grec comme garantie apportées par les banques grecques pour obtenir des liquidités au taux habituel de 0,05%. Cet accès particulier couvrait 15% des besoins de refinancement des banques grecques.
Ainsi la BCE, a frappé le gouvernement Tsipras deux fois : une fois via ses banques comme on vient de le voir. Et une fois encore plus directement. Car concrètement, cela revient à priver le gouvernement Tsipras de la possibilité de financer sa dette par des emprunts à court terme auprès des banques grecques, celles-ci n’ayant plus la possibilité d’obtenir ensuite du cash auprès de la BCE en contrepartie de ces obligations de l’État grec. Cela revient aussi à obliger les banques grecques à recourir à un autre programme de la BCE pour obtenir des liquidités.
Cet autre programme, c’est le programme ELA pour Emergency liquidity assistance. Les banques peuvent le solliciter lorsqu’elles doivent faire face à une besoin de liquidités urgent (emergency) ou exceptionnel. Il est moins facile d’accès car il est plus cher. Au lieu d’emprunter à la BCE à 0,05%, les banques empruntent à 1,95%. Cela renchérit donc le coût de leur prêt, que ce soit au gouvernement, aux ménages ou aux entreprises grecques. Dans le cadre du programme ELA, la BCE fixe le principe du droit pour un pays d’en bénéficier, le taux d’intérêt (1,95% donc), le montant total auquel a droit un pays (65 milliards d’euros pour la Grèce) et doit autoriser toute sortie supérieure à 2 milliards d’euros. Mais c’est la Banque centrale nationale, en l’occurrence la banque de Grèce, qui accorde les liquidités et fixe les règles d’acceptation des garanties qu’elle accepte en échange. La banque de Grèce accepte, elle, toujours les titres de dettes publiques grecque comme garantie. Mais cela coûte plus cher ! Bilan : d’une part la BCE aggrave les coûts de la dette pour la Grèce, de l’autre elle crée un doute sur l’accès au liquide si bien que les gens se précipitent préventivement au guichet de leur banque, provoque un asséchement des fonds disponibles et cela conduit tout droit au bug.
Ce mercredi 18 février, le conseil des gouverneurs de la BCE devait décider s’il maintenait l’accès des banques grecques à ce programme malgré l’absence d’accord entre la Grèce et les autres pays de la zone euro. Les banques grecques ont un besoin vital de ce programme pour faire face aux retraits massifs de leurs clients. Ces retraits ont été supérieurs aux dépôts de 5 milliards d’euros en décembre, et probablement de 11 milliards d’euros en janvier selon les premiers chiffres. La banque américaine JPMorgan estime que les dépôts des banques grecques fondent de deux milliards d'euros par semaine du fait de l’incertitude sur les discussions entre le gouvernement grec et l’Eurogroupe. Incertitude créée de toutes pièces par la BCE. A ce rythme, les banques grecques se retrouveront à court de garanties pour de nouveaux prêts dans 14 semaines. Si la BCE coupait aussi ce programme, les banques grecques s'écrouleraient plus rapidement du fait de la panique qui ne manquerait pas de se produire.
L’Union européenne n’est pas faite pour les peuples et leur démocratie. Cette situation en est une preuve de plus : une institution indépendante et non-démocratique dispose du pouvoir de vie ou de mort sur l’économie grecque. Il y a pire encore. Toutes ces décisions de la BCE se prennent sans l’accord du gouverneur de la Banque de Grèce pourtant membre du conseil des gouverneurs de la BCE. En effet, en 2003, les gouvernements européens ont décidé que les droits de vote au sein du conseil des gouverneurs deviendraient tournants dès lors que 19 pays auraient l’euro comme monnaie. Or, il y a 19 pays dans la zone euro depuis… le 1er janvier dernier. Et le hasard du tirage au sort a fait qu’en février la Grèce fait partie des pays dont le représentant ne vote pas. C’est aussi le cas de Chypre, allié historique de la Grèce, et de l’Irlande, deux pays qui ont déjà subi les mêmes menaces. C’est aussi le cas du gouverneur de la Banque de France. Certes, au conseil des gouverneurs, les pays sont représentés par le gouverneur de leur banque centrale et non par des représentants de leur gouvernement. Les gouverneurs des banques centrales sont eux aussi « indépendants » de leur gouvernement. On ne peut donc pas déduire leur attitude de leur nationalité ni de leur fidélité à leur gouvernement. Mais si la BCE décide d’expulser la Grèce de la zone euro, l’histoire se souviendra que cela aura été décidé sans que les représentants de la Grèce ni de la France ne participent au vote. Notre pays ne peut accepter ni les menaces de couper les liquidités, ni ce mode de prise de position. Car demain, ce sera notre tour d’être sous le pistolet de la BCE si nous prétendions agir souverainement contre un plan imposé par le gouvernement allemand ou ses marionnettes de la Commission.