La stratégie de Tsipras vise à essayer d’avancer en milieu hostile avec le but de « réussir à avoir une stabilité des finances publiques pour renverser le climat négatif, réduire les pressions sur les liquidités et promouvoir la croissance » pour réduire le chômage et la pauvreté. Le 18 mars, il a ainsi fait adopter sa première loi au Parlement. C’est la loi de lutte contre la pauvreté et la « crise humanitaire » : donner de l’électricité et à manger à ceux qui ne peuvent plus payer. Même ça, c’était trop pour la Commission européenne. Jusqu’à la veille du vote du Parlement grec, elle a essayé d’empêcher le gouvernement grec de faire voter cette loi. Le représentant de la Commission pour la Grèce, Declan Costello, a transmis au gouvernement Tsipras une lettre arrogante et menaçante comme l’a révélé le journaliste du « Guardian » Paul Mason sur son blog. Entre l’Union européenne et la démocratie, la force reste, pour l’instant et en dépit de tous les obstacles, du côté de la démocratie. Alexis Tsipras agit du mieux qu’il peut jour après jour, cherchant à éviter les pièges et les provocations. Mais si les menaces contre la Grèce devaient avoir raison du vote des Grecs, ce serait évidemment une rupture historique pour l’Union européenne. De notre côté, nous ne devons pas baisser la garde de notre solidarité. Ni être frivole et nous désintéresser de ce qui se passe là-bas parce que c’est trop technique ou parce que des journaux à la mode disent que de toutes façons le nouveau gouvernement grec a déjà « capitulé ». Avez-vous vu aussi comment Bourdin m’a interrogé sur le sujet de cette « capitulation » ? Il ne savait pas ce qu’il y avait dans la liste des réformes mais il répétait ce que disait la communication de l’Allemagne et des agences de presse hostiles au nouveau gouvernement.
Donc, le gouvernement grec d’Alexis Tsipras a proposé aux 18 autres gouvernements de la zone euro un paquet de réformes lundi dernier, le 30 mars. Une nouvelle fois depuis le début, le gouvernement Tsipras tient parole, propose, discute, négocie, sans rien lâcher des lignes rouges fixées par le vote du peuple grec le 25 janvier. Il est bien le seul à assumer le dialogue. En face, derrière les sourires mielleux, la Banque centrale continue son étranglement et le gouvernement allemand serre le garrot. La poigne allemande sur cette discussion est si visible ! Tsipras a passé six heures de discussion avec Angela Merkel. Six heures. Sans doute a-t-elle compris qu’elle se démasquait trop puisqu’elle s’est sentie obligée de préciser « ce n’est pas un conflit avec l’Allemagne mais avec les dix-huit autres pays de la zone euro ». Naturellement ce n’est pas vrai. L’Allemagne décide, les autres suivent. Parce qu’ils n’ont pas le choix.
La liste de ce que propose le gouvernement grec n’est pas encore complètement connue. Mais on sait déjà ce qui n’y figure pas. Le gouvernement grec a d’ores et déjà annoncé que les mesures « ne seront en aucun cas le produit d'une réduction des salaires ou des retraites ». C’était pourtant l’une des principales exigences de la Troïka avant la victoire de Syriza ! Pour le reste, on sait notamment que le gouvernement grec propose une série de « réformes » pour augmenter les recettes de l’Etat grec de 3 milliards d’euros cette année. Par quelles mesures ? Des hausses d’impôts pour les plus riches. Et aussi une lutte acharnée contre la fraude fiscale et la corruption. Et aussi en faisant appliquer la loi obligeant les chaines de télévision à payer une licence pour pouvoir émettre ! Ces réformes n’ont rien à voir avec les « réformes structurelles » exigées par l’Union européenne, Angela Merkel, le FMI etc. Le mot « réformes » est trompeur. Mais le contenu non. Certains l’ont bien compris, notamment les Allemands et la Banque centrale européenne.
La Banque centrale européenne serre chaque jour un peu plus son nœud coulant autour du cou de la Grèce. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est le journaliste Romaric Godin du journal économique en ligne latribune.fr. La BCE mène une guerre ouverte au gouvernement Tsipras. Son but est clair : asphyxier financièrement et monétairement le gouvernement et les banques grecs pour obliger Tsipras à capituler et à renier ses engagements électoraux. C’est la méthode testée contre Chypre en mars 2013. Pour cela, la BCE ne renonce à aucune barbouzerie contre la Grèce. Bien sûr, elle est obligée de le faire progressivement. D’abord parce que chercher à empêcher un gouvernement nouvellement élu d’appliquer sa politique s’apparente à un coup d’Etat financier et n’est pas bon pour l’image de « l’Europe démocratique qui protège ». Ensuite, parce que la BCE agit en contradiction avec son objectif premier. Elle est censée veiller à la stabilité de la monnaie. Or, si la Grèce ne cède pas, les agressions de la BCE contre elle peuvent conduire à l’éclatement de la zone euro et à une instabilité monétaire généralisée. C’est pour cela que la BCE a choisi la technique du nœud coulant plutôt que le putsch pur et simple comme contre Chypre.
Ce nœud coulant prend des formes techniques. Je les résume sans trop entrer dans les détails pour ne pas assommer mon lecteur. Le 4 février, la BCE a annoncé qu’elle coupait l’accès des banques grecques au principal canal de refinancement. C’est-à-dire qu’elle oblige les banques grecques qui ont besoin d’argent frais pour leur activité à s’adresser à un mécanisme spécial. Ce mécanisme d’urgence s’appelle ELA, anagramme anglais de Emergency liquidty assistance (aide de liquidités d’urgence). J’ai déjà expliqué que ce mécanisme était plus cher et plus contraignant pour les banques grecques. Je sais c’est très technique. Mais il faut apprendre pour comprendre ce à quoi nous sommes nous-mêmes exposés. En agissant de cette façon, le cynisme est total. Je récapitule : ce sont les banques grecques qui prennent le risque et si la BCE réussit à étrangler la Grèce, c’est elles qui recevront le choc de la faillite. Et comme c’est prévisible, la BCE peut à tout moment interdire aux banques grecques elles-mêmes d’accepter d’acheter des titres de l’Etat grec. Vous suivez ? La BCE garde le manche tout le temps. C’est elle qui relève le plafond de ces prêts d’urgence autorisés pour les banques grecques tous les 15 jours. Elle le fait au compte-goutte. Comme le tortionnaire qui simule plusieurs de fois de suite la noyade pour faire parler sa victime.
Ici, dans un précédent post, j’ai détaillé le mécanisme bancaire qui permet à la BCE de faire tous ces coups bas. Puis, après l’accord du 20 février, on pensait que la BCE desserrerait l’étau. C’était logique puisque les gouvernements avaient accepté de le faire. Mais la BCE a refusé de laisser respirer la Grèce. Exemple : en vertu du programme d’assistance, la BCE doit reverser à la Grèce les intérêts qu’elle perçoit sur ses prêts à ce pays. Car dans cette histoire de fous, la BCE n’a pas le droit de prêter directement à la Grèce mais elle reçoit des intérêts des titres de la dette grecques qu’elle a rachetés aux banques privées pour les soulager de la possession de « papier pourri »! La BCE doit actuellement reverser 1,8 milliards d’euros à la Grèce ! Mais elle refuse de le faire tant que la revue générale du programme n’est pas achevée. Alors que le gouvernement Tsipras avait fait un pas en acceptant le compromis du 20 février, et alors que la situation budgétaire de la Grèce est dans le rouge, la BCE refuse de remplir sa part du contrat. Il ne s’agit pourtant pas d’un nouveau prêt à accorder. Il s’agit seulement de rendre à la Grèce ce qui lui revient de droit en vertu des textes existants ! Pour refuser, la BCE s’abrite derrière l’Eurogroupe, réunion des ministres des Finances, où l’Allemagne fait la pluie et le beau temps et où la France de Hollande accepte de compter pour du beurre. Ce même Eurogroupe qui a aussi refusé de rendre à la Grèce 1,2 milliards d’euros de trop perçu sur le remboursement d’un autre prêt destiné à alimenter le fonds hellénique de stabilité financière. Et qui refuse toujours de verser la tranche de 7,2 milliards d’euros promise depuis des mois et toujours repoussés en guise de chantage aux « réformes ».
Depuis quelques jours, les menaces de la BCE se font plus fortes. Mardi 25 mars, la BCE a décidé de franchir une étape. Cette fois-ci, elle assume clairement qu’à travers les banques, c’est le gouvernement grec qu’elle vise. Par une lettre, la BCE a exigé des banques grecques qu’elles arrêtent d’acheter des titres de dettes publiques à court terme émis par l’État grec. Ces achats sont pourtant la seule manière pour le gouvernement grec de se financer sans passer par les prêts européens ni ponctionner la sécurité sociale grecque. Il s’agit donc d’une stratégie d’étranglement très précisément pensée. Pour l’appliquer, la BCE a allègrement mélangé ses deux casquettes. Elle a utilisé à des fins politiques les nouveaux pouvoirs de supervision des banques que l’UE lui a confié l’an dernier. C’est en effet au nom d’une prétendue trop grande exposition des banques grecques au risque d’un défaut de l’État grec que la BCE a pris cette décision. Mais qui fait courir le risque sinon la BCE en n'assumant pas son rôle de prêteur en dernier ressort à la Grèce ? Et la BCE n’est donc pas juge et partie ?
Je n’exagère pas. Vendredi 27 mars, le président de la Bundesbank, la banque centrale allemande, a posé ses exigences. Jens Weidmann s’est exprimé dans le magazine Focus. Qu’a-t-il demandé ? Qu’on arrête de simuler la noyade et qu’on noie la Grèce pour de bon. En langage monétaire, ça se traduit par « je suis contre une augmentation des crédits d'urgence ». Cela reviendrait à faire s’effondrer le système monétaire grec, laissant au gouvernement grec le seul choix entre sortir de l’euro ou accepter toutes les exigences néolibérales de la BCE et de la Commission européenne. Jens Weidmann le sait. Il le dit : « si un État membre de la zone euro décide de ne plus remplir ses obligations et cesse d'honorer les paiements à ses créanciers, alors une faillite désordonnée est inévitable ». La semaine dernière, son institution a fait figurer dans son rapport annuel l’exigence de se préparer à une « faillite » d’un des États membres de la zone euro. On voit à quel point l’Allemagne joue un rôle particulièrement violent et déstabilisateur dans ce processus. Que ce soit par ses représentants comme l’arrogant et intransigeant ministre des Finances Wolfgang Schaüble ou ce monsieur Weidmann. Ou que ce soit par les institutions de l’Union européenne façonnées à sa main.
Le but est simple. La nouvelle doctrine de l’Union européenne, et donc de la BCE est énoncée clairement désormais : « Il ne peut y avoir de choix démocratiques contre les traités européens » comme l’a dit le président de la Commission Jean-Claude Juncker au Figaro fin janvier. On pourrait préciser l’esprit : il ne peut y avoir de choix démocratiques contre la volonté du gouvernement allemand et de la finance, les deux formant les deux faces d’une même pièce. Je ne suis pas le seul à le penser. C’est ce que dit aussi la une de l’hebdomadaire allemand de référence Der Spiegel en date du 21 mars. Son titre : « La domination allemande ». L’illustration est encore plus claire : une incrustation d’une photo d’Angela Merkel au milieu d’une photo d’officiers allemands au pied de l’acropole à Athènes pendant la Deuxième Guerre mondiale. Le titre du dossier est du même acabit : « das vierte Reich » : le quatrième Reich. C’est dit en allemand, par des Allemands, dans un journal allemand.
Alexis Tsipras a bien cerné le danger comme le montre son discours au Parlement grec le 18 mars : « la Grèce a servi pendant cinq ans de cobaye à des expérimentations économiques. Certains désirent l’utiliser maintenant comme cobaye politique afin de couper court au grand changement politique qui est en train de naître dans d’autres pays européens et afin de continuer à appliquer le modèle néolibéral de l’austérité à toute l’Europe, et ce parce que ce modèle profite à certains – les peuples souffrent mais quelques-uns y gagnent –, en construisant une société européenne sans droits, sans sécurité, sans aucun contrôle social ». Il a également dénoncé « les puissances qui représentent des intérêts précis et qui souhaitent la rupture ».
Face à cette situation, le gouvernement grec est dans une situation très difficile. Il est isolé et son économie a été ravagée par l’austérité. Il est au milieu d’un jeu géopolitique complexe : membre de l’OTAN, ce qui lui assure la paix avec son voisin turc mais désireux de liens étroits avec la Russie où Alexis Tsipras se rendra le 8 avril. Dès lors,, le gouvernement Tsipras cherche d’abord à ne pas se faire étouffer. Et à faire porter la responsabilité d’une éventuelle rupture avec l’UE sur ceux qui dirigent l’UE eux-mêmes. C’est une stratégie de pédagogie de masse. A destination du peuple grec d’abord, qui a voté en janvier pour le programme de Syriza qui prévoyait de refuser l’austérité mais pas de sortir de l’euro. Cette pédagogie vaut aussi pour tous les Européens : elle nous en apprend beaucoup sur l’agressivité de la BCE et de l’Allemagne. Nous n’avons plus le droit de nourrir des illusions sur ce que cette forme de l’Union européenne peut produire depuis que le traité budgétaire l’a verrouillée dans l’ordolibéralisme, la doctrine d’outre Rhin.
Si nous voulons refonder l’Europe, il faudra rompre avec ses traités. Et en toute hypothèse, nous devons nous préparer à toutes les éventualités. En France, la situation est paradoxalement plus avancée qu’en Grèce, car le peuple Français a déjà dit « non » à cette Union européenne en 2005. Sans compter que la puissance économique, politique et démographique de notre pays nous donnerait des atouts bien plus grands qu’aux Grecs à cette heure.