La Méditerranée est devenue un cimetière à ciel ouvert. Les naufrages se suivent et se ressemblent. Les migrants se noient par centaines. Face à cela, le premier devoir de toute conscience humaine est de sauver ces gens de la noyade. Je veux dire de nouveau mon raisonnement, quand bien même ne satisfait-il pas la question stupide habituelle : « que proposez-vous de concret pour arrêter ça tout de suite ? », qui revient en fait à s’amnistier de toute pensée et responsabilité, car chacun sait bien qu’une fois monté dans un bateau, le migrant ne peut faire l’objet d’aucune mesure « concrète » pour être convaincu de faire demi-tour « tout de suite ».
Qui sont ces migrants ? Pourquoi ont-ils quitté leur pays ? Voila la première question que tout le monde devrait se poser. Il faut se poser la question des départs avant de s’interroger sur les arrivées qu’elle implique ! Par ses guerres et sa politique commerciale agressive, l’Union européenne est la principale cause de ces migrations. Bien sûr, on passe vite à autre chose. C’est que l’Europe est absolument responsable de ce désastre. Au lieu de pourchasser ces malheureux immigrés, mieux vaudrait stopper le système fou qui les pousse à partir de chez eux. Pourquoi partent-ils ? Pour fuir la guerre, la misère et bientôt le dérèglement climatique. Voyez en Libye. Qui a déclenché cette guerre en Libye ? Les Européens et les États-Unis sous le drapeau de l’OTAN. A l’époque, ils ont détourné la demande de protection des populations menacées par l’aviation de Kadhafi pour lancer une opération militaire de grande ampleur. Ce faisant, ils ont accentué la transformation de la Révolution en guerre civile en Libye, rendu impossible le dialogue politique national. Et ouvert un champ de bataille dans lequel les bandits et les mercenaires des religieux de tous poils s’en donnent à cœur joie.
L’autre raison est encore plus profondément liée à l’Union européenne. C’est la politique commerciale. Depuis des années, l’Union européenne exige des États africains qu’ils se convertissent au libre-échange total : fin des barrières douanières, quotas, droits de douane etc. La libéralisation de l’agriculture et de l’industrie dans ces pays a empêché un développement économique local et même déstructuré des pans entiers des sociétés locales. Elle a poussé des milliers de braves gens sur les routes pour chercher du travail et survivre. Ceux-ci sont d’abord allés des campagnes vers les villes dans leur pays. Puis vers les grandes villes des pays voisins. Ceux qui tentent de franchir la Méditerranée sont souvent les plus courageux. Et ceux qui ont pu rassembler assez d’argent pour payer les mafias des passeurs qui organisent ce trafic d’êtres humains.
J’ajoute qu’il faut se préparer à de prochaines arrivées. D’abord parce qu’aucune leçon n’est tirée de cette situation si j’en crois les appels multiples lancés ici où là pour une nouvelle guerre en Libye. Mais aussi parce que le changement climatique va accentuer les migrations de populations. Là encore, personne n’en parle. Je cite ce que j’en ai dit dans mon livre L’Ere du peuple à l’automne dernier : « Les exilés du changement climatique commencent seulement à faire parler d’eux. Le GIEC écrit que le changement climatique “peut indirectement augmenter les risques de conflits violents comme les guerres civiles ou les affrontements intergroupes, en amplifiant des déterminants de ces conflits comme la pauvreté”. Des calculs ont été faits pour mieux cerner ce phénomène. 40 % des terres seraient menacées de désertification. Deux milliards d’habitants seraient touchés. Les rendements de toutes les cultures reculeraient de 2 % par décennie, en dépit des progrès techniques qui interviendront. Pourtant il faudrait les augmenter de 14 % tous les dix ans pour faire face à la demande alimentaire mondiale. Voilà qui contient une série de conséquences géopolitiques qui surplombent toute la réalité politique. Elles lui donnent déjà un peu de son rythme quand se déroulent les premières migrations massives des réfugiés du changement climatique, qu’ils viennent de terres englouties ou de zones où sévissent de grands épisodes de sécheresse. 80 % de ces migrations se font entre pays du Sud. Elles ignorent les frontières et les alliances interétatiques régionales, et déséquilibrent socialement et politiquement toutes les sociétés qu’elles touchent. ». Ainsi, en 2013, 22 millions de personnes ont du quitter leur domicile à cause des dérèglements du climat. C’est trois fois plus que le nombre de déplacés à cause des conflits.
Doit-on alors se résigner à voir la Méditerranée devenir une fosse commune ? 22 000 migrants sont morts en tentant de rejoindre l’Europe depuis 2000, essentiellement en Méditerranée. Depuis le début de cette année 2015, ce serait déjà 1 600. Plus que la moyenne annuelle des quinze dernières années. Déjà plus de la moitié de l’année dernière. Car le phénomène s’accélère. 1 600 morts depuis janvier, cela correspond à un mort toutes les deux heures en moyenne. Et il y a aussi, heureusement, ceux qui survivent à la traversée. 21 000 arrivés en Italie depuis le 1er janvier. Là c’est un peu moins que l’an dernier. La mort a fait baisser le chiffre. Je mentionne cette comptabilité macabre pour répondre à ceux qui veulent des barbelés toujours plus hauts et même « des navires de combat pour stopper les migrants » comme l’a écrit une raciste anglaise dans le journal The Sun. Une société qui s’habitue à la mort de masse n’a pas d’avenir.
Le but est bien d’abord de stopper les flux migratoires en direction de l'Europe, pas d’en éteindre les causes. Par exemple, la Commission cherche ainsi à bloquer les flux migratoire en Afrique, en proposant notamment de renforcer les frontières du Niger pour éviter les flots de réfugiés fuyant les guerres déclenchées par l'Europe. En matière d'immigration comme dans bien d'autres domaines, l'UE n'a rien compris. Les principaux dirigeants européens ont fait le choix de construire une Europe forteresse. Ils ont fixé pour mission principale la surveillance des côtes et la chasse aux migrants alors que l’humanité exige, une fois rendu à ce point du désastre, qu’on se préoccupe d’abord du sauvetage en mer.
Le 1er novembre 2014, l’Union européenne a lancé l’opération « Triton », confiée à Frontex (l’agence européenne de surveillance des frontières) et supervisée par les autorités italiennes. L'opération est présentée comme la continuité de l'opération « Mare Nostrum » mise en place par Rome après la catastrophe de Lampedusa qui avait fait 366 morts en octobre 2013. En fait, avec cynisme, sous le prétexte de l’action d’urgence et de l’émotion c’est une toute autre politique qui a commencé . Car les deux opérations n’ont pas le même but.
Gérée par Frontex, « Triton » n’a pas pour priorité de sauver les migrants mais de surveiller les frontières de l'UE. Aussi, alors que la Marine italienne allait parfois secourir des bateaux jusqu’aux abords des côtes libyennes, l’agence de surveillance des frontières de l’UE ne peut sortir des eaux territoriales européennes. Les deux opération n'ont également pas le même budget. Alors que « Mare Nostrum » coûtait 9 millions d'euros mensuels pris en charge par l'Italie, Triton ne dispose que d'un budget de 3 millions d'euros et d'un équipement bien plus modeste.
La catastrophe était donc prévisible. À l'annonce de la mort de plus 800 migrants ce dimanche, la Commission s'est déclarée, via un tweet de Juncker, « chagrinée » et a promis des actions « audacieuses » en la matière. Une fois de plus il s’agissait de donner le change dans les médias au moment du pic d’émotion. En effet dès lundi la Commission proposait un plan d'action en 10 points. Mais, vite, le cynisme ne s’est plus caché. Donald Tusk, pathétique président du Conseil européen nous a averti : il ne s'agit pas « d'attendre des solutions rapides aux causes profondes des migrations, parce qu'il n'y en a pas ». C’est a peine croyable mais c’est bien ce qu’il a dit. Mais la capacité d’indignation des bonnes âmes de « l’Europe qui protège » était déjà passée à autre chose. Tusk ne s’est donc pas trop embarrassé de précautions. Il s’est donc senti autorisé a préciser sa profonde pensée. Il n’y a pas de solution et d'ailleurs « S'il y en avait, nous les aurions mises en œuvre depuis longtemps ». Fermez le ban !
Le plan d'action se concentre donc sur le contrôle des frontières avec « un renforcement des opérations de contrôle et de sauvetage » sous l'égide de Frontex, dont on augmente les moyens financiers et matériels. Son champ d'action, actuellement limité aux eaux territoriales des pays de l'UE, pourra éventuellement être élargi aux eaux territoriales des pays de transit, comme la Libye. Néanmoins cela ne change pas la mission première de Frontex : le contrôle des frontières et pas le sauvetage.
Et en effet le but est bien d'augmenter la surveillance et le contrôle des migrants. Et ce ne sera pas dans la légèreté. Il s’agit de s’assurer de « la prise des empreintes digitales de tous les migrants à leur arrivée sur le territoire des États membres ». Et cela pour faciliter la mise en place d’un programme pour « les renvois rapides des candidats à l'immigration non autorisés à rester dans l'UE ». Le programme prévoit certes une « répartition plus équitable des réfugiés entre les États membres de l'UE ». Et même un « programme de réinstallation dans les pays de l'UE » de personnes ayant obtenu le statut de réfugié auprès du Haut-commissariat de l'ONU pour les réfugiés (HCR). Les États sont invités à y participer activement. Mais sur la seule base du volontariat. On devine quel succès s’annonce là ! Ces vœux pieux oublient que c'est le règlement européen de Dublin qui considère l'État d'entrée responsable de la demande d'asile du migrant, faisant peser la charge migratoire majoritairement sur les pays du sud de l'Europe. Pourtant n’est-ce pas l’Allemagne qui a besoin d’immigration ? Pourquoi ne pas diriger prioritairement vers ce pays les nouveaux arrivants ? En effet le vieillissement de la population active outre Rhin exige selon ses propres dirigeants un nombre croissant d’immigrés pour faire tourner la machine à assembler les pièces fabriquées tout autour de l’Allemagne.